Ma participation au main event du WSOP de Cannes, en septembre dernier, fut une expérience mélangée, mais sur laquelle je reviens maintenant avec plaisir à la demande de notre président.
Le contexte : j’avais gagné, au printemps, une qualification pour ce prestigieux tournoi comprenant : un ticket de 10.000 euros + six nuits à l’hôtel Majestic (que je me fais rembourser) + un gain de quelques milliers d’euros. Mon objectif : arriver aux places payées. Durant l’été, je potasse les vidéos de l’EPT sur Pokerstars.
Tous les visages des champions, au tournoi, me seront familiers.
Au Majestic, le grand salon du rez-de-chaussée a été aménagé en spacieuse salle de tournoi. Je retrouve Stitcher, qui vend des lunettes de luxe, et David Vincent, qui assure la couverture pour le site du club. Tout au long du tournoi, leur soutien chaleureux me sera précieux.
L’atmosphère de la grande salle est lumineuse. Les tables sont larges. On n’a pas besoin de jouer des coudes. Tout le monde a l’air content d’être là, même le personnel de Barrière, aux petits soins.
Premier jour, dans l’après-midi, qui s’assoit à ma table ? Le grand Phil Ivey lui-même, arrivé avec quelques heures de retard. Souriant, détendu, c’est une star. Tous les champions que je croiserai ici sont sympathiques et ouverts ; tous ou presque me donneront l’impression de ne pas se prendre au sérieux (ce qui ne les empêche pas d’être vigilant).
Je ne reste pas longtemps à la table de Phil. J’essaye de le piéger avec un brelan de 4 mais ça ne marche pas. J’ai le temps d’observer qu’il ne plaisante pas avec ses relances : il assène trois ou quatre fois la mise initiale, et non pas le double ou le double et demi, comme c’est l’usage chez nous.
Mes deux premiers jours de tournoi se passent à peu près correctement, avec des hauts et des bas, comme c’est la loi du genre. Je mets en œuvre la stratégie qui convient à mon âge, essayant de me forger une image de papy tranquille, l’homme qui attend les cartes ; j’espère en profiter pour voler quelques coups.
Au deuxième jour, je suis placé en face d’Antonio Esfandiari, dit le « magicien ». Ce joueur a engrangé les gains les plus importants de l’histoire du poker, dont, l’été dernier, 18 millions de dollars lors de sa victoire au « Big one », organisé par l’homme d’affaire canadien Guy Laliberté.
Antonio est accompagné d’une ravissante jeune femme aux longs cheveux noirs. En aparté, il glisse à son voisin que cette fille est vraiment douce et gentille, et que c’est elle qui a insisté pour l’accompagner dans tous ses tournois.
Il est éliminé en début de soirée en payant une quinte haute avec une quinte basse.
L’élimination du Magicien après celle de Phil Ivey, alors que je suis encore dans la course –situation impensable aux échecs ou au go-, confirme la véracité de cette anecdote que vous avez peut-être déjà entendue : Un champion, dont le nom maintenant m’échappe, mais qui ressemble vaguement à Jésus, avec les cheveux longs et une barbe châtain, en plus d’un grand chapeau noir, entre dans une immense salle de poker, où les milliers de jetons chantent comme des grillons. On lui demande qui est le meilleur joueur dans cette salle. Et il répond en hochant la tête : « montrez-moi celui qui a le plus de chance, et je vous dirai qui est le meilleur ».
C’est aussi simple que cela : à ce jeu, mieux vaut être vernis qu’expert. C’est injuste mais c’est comme ça. D’innombrables conneries peuvent être rachetées par la Déesse Chatte, comme je le montre souvent au Club.
Les choses sérieuses commencent au troisième jour. Connaissant mes défauts, ou plutôt mon gros défaut qui est de péter de temps en temps un câble, je prends la résolution, ce jour-là, de rester « dans les clous ». Les places payées ne sont pas loin. Mon stack est moyen. Il suffit de me laisser glisser.
La matinée commence bien. Je me retrouve à la table de la princesse du poker, la belle Liv Boeree et du canadien Michael Mac Donald, éminemment sympathique. Ils se connaissent bien. C’est un petit monde. Tous les deux ont cette particularité de se fixer de longues minutes dans les yeux, quand un coup les oppose, sans ciller ni sourire (elle, dans le genre boa constrictor). C’est un spectacle qui vaut le déplacement.
Pour ne pas trop avoir l’air lapin, je m’y mets à mon tour. Je fixe Liv en pratiquant des techniques de méditation inspirées du bouddhisme. Je décroche du jeu, je me concentre sur ma respiration. Inspiration, expiration, inspiration, expiration : rien d’autre n’est important. Mais elle n’est guère impressionnée ; Un peu plus tard, quand je la fourbet light, après qu’elle ait beaucoup relancé dans l’heure précédente, elle me paye sans sourciller. Au flop, j’attrape un tirage quinte par les deux bouts. Elle checke et là, je me dis que ce serait bien de faire grossir un peu ce tapis, pour le cas où la quinte aurait la bonne idée de sortir au turn ou à la river. J’annonce, balaise : 50.000 ; Le cobra me dévisage. Je me mets en « mode statue », comme dit David, et, au bout de quelques minutes, qui me semblent interminables, elle crache son venin : « all in ». J’aurais dû y penser. Grosse erreur. Après avoir fait semblant de réfléchir un peu, je fold.
Mon tapis approche de la zone d’inconfort. Heureusement les places payées ne sont plus loin.
Mais permettez-moi, avant d’en venir au KO final, de résumer ce que je crois avoir appris au contact de ces champions. Rien de très extraordinaire à dire vrai. Seulement qu’ils voient ce qui se passe à la table. Je m’explique. Si l’on représente un jeu quelconque, que ce soit pré-flop, au flop ou post-flop, un champion voit ce que l’on représente, et il nous en fait crédit, si la représentation est bonne et si notre image ou un tell ne la contredit pas. A l’inverse, si on joue sans rien représenter, ou avec une représentation foireuse, le champion s’en aperçoit, et il ne nous rate pas. Bref, on n’est pas en face de joueurs erratiques.
Le jeu consiste donc à représenter du lourd quand on est léger et à représenter du léger quand on est lourd (mais sans tell inversés : ils sont beaucoup trop expérimentés pour les gober).
Pour illustrer mon propos, je vous raconte deux coups avec Elky, dont le dernier m’a été fatal. Il est placé juste à ma droite. Premier coup : il relance pré-flop, je le tribet avec Roi dix. Il suit. Le flop arrive 886 (dixit David). Il checke. Je checke. Turn : un A. Il checke. Je mise. Il fold sans que j’ai le temps de faire ouf : je ne lui avais donné aucune raison de ne pas me faire crédit de cet A, même si je ne l’avais pas.
Un peu plus tard, c’est l’inverse. Il relance, je le suis préflop avec Q 10 (première erreur, surtout à ce stade de la partie). Flop : roi, dix, six. Il mise, je paye. Turn : neuf. Et là je pète mon câble, je mise mon tapis, sans avoir rien préparé ni représenté pre-flop, ou au flop, pensant vaguement représenter un brelan de neuf, et croyant par-dessus le marché, à tort, par hallucination, avoir un tirage quinte. Bref, je suis dans la confusion. Il compte calmement son tapis, comme celui qui en a vu d’autres, et paye avec son AK qui gagne. Je sors humilié, irrité et frustré.
Humilié parce que ma sottise est exposée aux yeux de tous, irrité contre moi-même parce que j’ai fait précisément ce que je ne voulais pas faire (« sortir des clous »), à un moment crucial du tournoi, et surtout frustré parce que je commençais à me sentir dans mon élément en jouant, dans ce luxe, avec tous ces champions. Je me voyais déjà continuant sur ce rythme de croisière, agrémentant ma retraite dorée de quelques millions d’euros récoltés entre Monte-Carlo et Las Vegas.
Le réveil est brutal. Je décide d’arrêter le poker pendant quelques mois et c’est, indubitablement, une bonne décision.
Pour conclure, trois conseils à mes amis du club : n’hésitez pas à décrocher de temps en temps, si le jeu commence à vous prendre la tête ; essayez de gagner la qualification au WSOP 2013, c’est un magnifique tournoi, de loin le plus beau que j’ai fait. Enfin, priez la déesse chatte, tous les soirs, si j’ose dire, car elle vous le rendra bien.
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